Catégorie : Chrestomathie

The Waves – Virgnia Woolf

‘ “Like” and “like” and “like”—but what is the thing that lies beneath the semblance of the thing? Now that lightning has gashed the tree and the flowering branch has fallen and Percival, by his death, has made me this gift, let me see the thing. There is a square; there is an oblong. The players take the square and place it upon the oblong. They place it very accurately; they make a perfect dwelling-place. Very little is left outside. The structure is now visible; what is inchoate is here stated; we are not so various or so mean; we have made oblongs and stood them upon squares. This is our triumph; this is our consolation.
‘The sweetness of this content overflowing runs down the walls of my mind, and liberates understanding. Wander no more, I say; this is the end. The oblong has been set upon the square; the spiral is on top. We have been hauled over the shingle, down to the sea. The players come again. But they are mopping their faces. They are no longer so spruce or so debonair. I will go. I will set aside this afternoon. I will make a pilgrimage. I will go to Greenwich. I will fling myself fearlessly into trams, into omnibuses. As we lurch down Regent Street, and I am flung upon this woman, upon this man, I am not injured, I am not outraged by the collision. A square stands upon an oblong. Here are mean streets where chaffering goes on in street markets, and every sort of iron rod, bolt and screw is laid out, and people swarm off the pavement, pinching raw meat with thick fingers. The structure is visible. We have made a dwelling-place.

« Les comparaisons se succèdent, mais qu’est-ce qui se cache derrière toutes les ressemblances ? Puisque la foudre a frappé l’arbre, puisque la grande branche en fleur est tombée, et puisque Perceval, en mourant, m’a laissé cet héritage, il faut que je regarde les choses en face. Voici un carré ; voici un rectangle ; les musiciens prennent le carré et le placent sur le rectangle. Ils le placent avec le plus grand soin, et en font une construction habitable et parfaite. Seule, une petite marge déborde. Le plan de l’édifice est devenu visible ; ce qui n’était qu’ébauché est maintenant accompli. Nous ne sommes ni si inconsistants ni si médiocres : nous avons réussi à fabriquer des rectangles et à les placer sur des carrés. C’est notre triomphe et notre consolation.
« La débordante douceur de cette découverte ruisselle sur les parois de mon âme et libère en moi le sens de la compréhension. “Ne cherche plus, me dis-je. Tu as atteint le but.” Le rectangle a été posé sur le carré, et la spirale par-dessus le rectangle. Nous avons été traînés le long des galets jusqu’à la mer. Les musiciens reviennent. Mais ils s’essuient le visage. Ils n’ont plus l’air si pimpant ni de si bonne humeur. Je vais sortir. Cet après-midi sera un après-midi à part. Je vais faire un pèlerinage. Je vais aller à Greenwich. Je vais me confier courageusement à des trams, à des autobus. Tout le long de Regent Street, les secousses du véhicule me ballottent de mon voisin à ma voisine. Mais je ne suis ni meurtrie ni froissée par ces collisions. Le carré repose sur le rectangle. Nous traversons des pauvres rues encombrées par un marché en plein vent ; toutes sortes de vis, d’écrous et de tiges de fer sont disposés pour la vente, et les gens qui grouillent sur le trottoir saisissent des morceaux de viande crue entre leurs doigts épais. Le plan de l’édifice est visible. Nous avons rendu le monde habitable.

Traduction de Marguerite Yourcenar

Daniele Del Giudice – L’oreille absolue

« Voyez-vous, dit l’homme qui était assis en face de moi dans le train, je ne m’occupe que de poussière, rien d’autre que de poussière », et il le dit avec une nostalgie feinte. Son regret de ne pas s’être occupé de choses plus consistantes suggérait, en réalité, que l’univers de la poussière, auquel je ne connaissais vraiment rien, était un univers riche et bigarré. « J’imagine que la poussière, pour vous, n’est qu’une gêne, un laisser-aller et un vieillissement du monde ; mais en fait, elle est pleine de nouveautés. » Nous étions seuls dans le compartiment, la campagne écossaise s’était depuis peu éteinte dans la nuit, la fenêtre reflétait nos profils et nous avions déjà fait tout ce que l’on peut faire au cours d’un voyage en train : nous avions lu, sommeillé, fait connaissance, commenté banalement le temps et le paysage, et nous parlions maintenant de la poussière. Ou plutôt, il parlait, et moi, j’écoutais : « Une bonne partie de la poussière arrive de l’espace, c’est de la poussière cosmique, des grains infinitésimaux de comètes et de météorites qui retombent sur la Terre, c’est pourquoi le poids de la planète augmente chaque année, chaque année la Terre pèse dix mille tonnes de plus, dix mille tonnes de poussière. Mais cette poussière-là est noble, c’est du moins la partie noble de ma profession et, de temps en temps, nous nous retrouvons à Édimbourg entre nous, tous ceux qui exercent la même profession, et nous parlons pendant quelques jours des nouveautés que la poussière a apportées, comme si une voix du cosmos lançait des informations à travers un souffle de poussière. »
Je me sentais mal à l’aise, non en raison de la poussière qui, à cette heure-là, m’aurait passionné comme n’importe quel autre sujet de conversation, mais plutôt à cause du visage de cet homme ; étant jeune, je croyais que de tels visages disparaîtraient, ils appartenaient à ce qui était avant moi et chaque époque avait droit à ses propres visages, mais, en vieillissant, je découvrais que des visages se répétaient à des dizaines d’années de distance, sans souci des changements, et le sien était l’un d’eux, biologiquement élaboré selon un ordre passé. Mais le hic, ce n’était pas son visage, c’était le mien : j’aurais préféré qu’il ne s’y arrêtât pas, qu’il ne pût en aucune manière s’en souvenir, et c’était ce sentiment nouveau, dont je ne connaissais pas la raison, qui me mettait mal à l’aise.
« Il existe évidemment une poussière moins noble, et une partie moins noble de ma profession. C’est la poussière qui se pelotonne sous les lits, derrière les armoires, le long des saillies des murs. La poussière des maisons est plus difficilement déchiffrable parce qu’elle est plus multiforme, mais elle en contient des informations ! des informations sur ceux qui y habitent ; aussi uniques que des empreintes digitales. »
Notre train en croisa un autre, le courant d’air provoqua en chacun de nous un tressaillement que chacun retint à sa manière, puis il reprit : » Beaucoup de poussières n’appartiennent pas à la maison, elles viennent de volcans en éruption ou de forêts qui brûlent sur d’autres continents, c’est le vent qui les apporte, mais pour le reste, c’est nous qui la produisons, vous et moi, et tous les autres, nous fabriquons des milliers de tonnes de poussière, et moi, je m’occupe aussi de celle-là, chaque flocon, chaque mouton est différent d’un autre, cela dépend des habitudes des maîtres de maison, il suffit de savoir la lire, la poussière ; quand elle est agrandie des milliers de fois, elle se présente comme une forêt avec des troncs, des lianes et des rochers, et des myriades d’animaux. C’est le monde des acariens, ils vivent là par millions, sans yeux, avec leurs petites pattes acérées, le tronc et la tête forment un seul bloc. Ils restent là, dans l’attente des écailles de notre peau. »
À propos de la poussière, si je devais vraiment me pencher sur la question, je me souvenais du plaisir que je ressentais quand je l’engloutissais avec l’embout de l’aspirateur, en ouvrant un sillon de propreté dans les tapis, comme un labour dans un champ, c’était une véritable résurrection des poils, et je ne dis pas que cette résurrection de la maison, en éliminant la poussière, était une résurrection pour moi aussi, mais j’en tirais une certaine tranquillité. J’essayai d’en parler à mon compagnon de voyage, il répondit ironiquement : « Je sais, vous avez tous la manie du nettoyage des maisons, vous n’arrêtez pas d’épousseter et d’astiquer, vous, les Italiens, plus que les autres. Ne pourriez-vous pas vous tranquilliser d’une autre manière ? Heureusement on ne détruit pas la poussière, on ne fait que la déplacer avec des instruments aussi ingénus que le vôtre, et dès qu’elle est sortie de la maison ou du camion qui la décharge quelque part, elle se remet à circuler. Croyez-moi, on ne se libère jamais de la poussière. »
Je ne pouvais certes pas lui expliquer que le sentiment de quiétude auquel je faisais allusion se rapportait à il y a très longtemps, à certains matins de jours de fête où je rangeais et nettoyais, lorsque ma vie s’écoulait compacte et sans heurts, avant que ne s’ouvrent plusieurs trous, et que, ceux-là, je les connaissais bien ; mais depuis peu de temps il y avait une fissure gelée, un souffle d’une froideur vraiment glaciale que jamais auparavant je n’avais ressenti. C’est pourquoi, même si j’essayais de me rendre invisible ou, au moins, parfaitement oubliable par le chercheur en poussière (désormais je l’appelais ainsi), je m’accrochais pourtant à son discours parce que n’importe quel discours suit un fil — le sien, d’ailleurs, implacablement — et que n’importe quel fil me distrayait de ce que j’appréhendais.
« On ne se libère jamais des acariens, dit-il encore. Nos chambres à coucher sont propres et soignées, avec des matelas frais, des draps parfumés à la lavande, et pourtant, de toute manière, dans votre lit comme dans le mien, il y a environ deux millions d’acariens, vous ne les voyez pas et ils ne vous dérangent pas : ils mangent les squames de peau morte que vous laissez chaque soir, des milliers de petites écailles se détachent de vous et finissent dans l’estomac des acariens, puis elles en sortent, et vous pouvez les voir au cinéma, ce sont ces grains lumineux qui brillent dans le faisceau de lumière du projecteur, ou dans un mince rayon de soleil qui se glisse entre les persiennes de votre chambre, ces particules suspendues ne sont pas de la poussière, ce sont des excréments, votre peau qui a été digérée et libérée par ces petits animaux. »
Même sa façon de parler appartenait à ce que j’aurais pensé, dans ma jeunesse, être quelque chose d’avant moi, une façon d’assiéger et de forcer l’interlocuteur avec un raisonnement, sans pourtant y adhérer complètement, comme si les mots servaient à autre chose et qu’il existait un espace parallèle de curiosité et de connaissance, un espace silencieux, et que celui-là seul comptât. Avant de parler, il avait pris, en effet, beaucoup de temps, en regardant à la dérobée et en évaluant la situation, attendant que les deux femmes, la mère et la fille, fagotées dans des imperméables, qui étaient montées avec nous à Londres, descendissent à York ; il avait alors fait je ne sais plus quelle observation et j’avais répondu par une simple réplique. Plus la conversation était lancée, plus je cherchais à la rendre vide, en la réduisant, pour ce qui me concernait, à un unique périmètre fait d’acquiescements, de sourires, de silences.
Par la fenêtre, l’obscurité s’éclaira du reflet orange électrique de la ville, le train ralentit, nous allions entrer dans la Waverley Station, la gare d’Édimbourg. Il se leva avec un soupir, il ressemblait à quelqu’un qui a achevé quelque chose qu’il devait faire sans en être tout à fait satisfait, il enfila son pardessus et descendit sa valise.

«Vede, – disse l’uomo seduto di fronte a me nel treno, – io mi occupo di polvere, nient’altro che di polvere», e lo disse con una finta nostalgia di non essersi occupato di cose piú consistenti, in realtà lasciando intendere che la polvere era un universo ricco e variegato, del quale certamente io non sapevo nulla. «Immagino che per lei la polvere sia soltanto un fastidio, trascuratezza e invecchiamento del mondo, invece è piena di novità». Eravamo soli nello scompartimento, la campagna scozzese si era spenta da poco nella notte, il finestrino rifletteva i nostri profili e noi avevamo già fatto tutto quello che si può fare durante un viaggio in treno: letto, sonnecchiato, fatto conoscenza, commentato con banalità il tempo e il paesaggio, e ora parlavamo della polvere. O meglio, lui parlava, io ascoltavo: «C’è una buona parte di polvere che arriva dallo spazio, pulviscolo cosmico, infinitesimi granelli di comete e di meteoriti che ricadono sulla terra, cosí il pianeta aumenta di peso ogni anno, ogni anno la terra pesa diecimila tonnellate in piú, diecimila tonnellate di polvere. Ma questa è polvere nobile, o almeno la parte nobile del mio mestiere, e ogni tanto noi che facciamo questo mestiere ci ritroviamo a Edimburgo e per qualche giorno parliamo delle novità che la polvere ha portato, come se una voce dal cosmo lanciasse notizie attraverso un afflato di polvere».
Ero a disagio, non per la polvere che a quell’ora mi avrebbe appassionato come qualsiasi altro argomento, piuttosto per la faccia dell’uomo; quand’ero giovane credevo che facce cosí sarebbero scomparse, appartenevano al prima di me e ogni epoca aveva diritto alle sue facce, ma invecchiando scoprivo facce che si ripetevano a decine d’anni di distanza incuranti di ogni mutamento, e la sua era tra quelle, biologicamente lavorata secondo un ordine passato. Solo che il punto non era la sua faccia, era la mia: avrei preferito che lui non vi si soffermasse, che non potesse in alcun modo ricordarla, ed era questo sentimento nuovo, di cui non conoscevo la ragione, a mettermi a disagio.
«Naturalmente c’è una polvere meno nobile, e una parte meno nobile del mio mestiere. È la polvere che si aggomitola sotto i letti, dietro gli armadi, lungo le prominenze dei muri. La polvere delle case è piú difficile da decifrare perché piú multiforme, ma quante notizie ci sono lí, notizie di chi vi abita; inconfondibili come un’impronta digitale».
Il nostro treno ne incrociò un altro, il colpo d’aria provocò in noi un sussulto che ciascuno trattenne a proprio modo, lui riprese: «Molta polvere non appartiene alla casa, viene da vulcani che eruttano o foreste che bruciano in altri continenti, la porta il vento, ma il resto la produciamo noi, lei e io e tutti gli altri facciamo migliaia di tonnellate di polvere, e io mi occupo anche di questa, ogni fiocco lanuginoso è diverso da un altro, dipende dalle abitudini dei padroni di casa, basta saperla leggere la polvere, ingrandita migliaia di volte è come un bosco con tronchi liane e rocce, e una miriade di animali. È il mondo degli acari, vivono lí a milioni, senza occhi, con zampette acuminate, un unico blocco che forma il tronco e la testa. Se ne stanno lí, in attesa delle squame della nostra pelle».
Della polvere, se proprio dovevo pensarci, io ricordavo il piacere nell’inghiottirla col bocchettone dell’aspirapolvere aprendo un solco di pulito nei tappeti come un campo arato, vera e propria resurrezione del pelo, e quella resurrezione della casa dalla polvere non dico che fosse una resurrezione anche per me, ma ne ricavavo una certa quiete. Provai a parlarne al mio compagno di viaggio, lui rispose ironico: «Lo so, avete tutti la mania delle pulizie di casa, non fate che spolverare e tirare a lucido, voi italiani piú di tutti. Non potreste acquietarvi in un altro modo? Per fortuna la polvere non si distrugge, la si sposta soltanto con ingenui strumenti come il suo, e appena uscita dalla casa o dal camion che la scarica da qualche parte ritorna in circolo. Mi creda, della polvere non ci si libera mai».
Non potevo certo spiegargli che il senso di quiete cui accennavo si riferiva a molto tempo fa, a certe mattine dei giorni festivi in cui mettevo ordine e facevo pulizia, a quando la mia vita era ben filata e compatta, prima che si aprissero parecchi buchi, e questi li conoscevo; ma da poco c’era una fessura gelida, un soffio freddo di puro ghiaccio che mai avevo avvertito prima. Per questo, anche se cercavo di rendermi invisibile, o almeno ben dimenticabile presso lo studioso della polvere (cosí ormai lo chiamavo), pure mi aggrappavo al suo discorso perché qualunque discorso seguiva un filo – il suo, poi, in modo implacabile – e qualunque filo mi distraeva da ciò che temevo.
«Nemmeno dagli acari ci si libera, – disse ancora. – Le nostre camere da letto sono linde e curate, freschi i materassi, lenzuola alla lavanda, eppure nel suo letto come nel mio ci sono comunque un paio di milioni di acari, lei non li vede e loro non le danno disturbo, mangiano le squame di pelle morta che lei lascia ogni notte, migliaia di piccole squame si distaccano da lei e finiscono nello stomaco degli acari, e poi ne escono, e lei può vederle al cinema, sono quei granelli luminosi che brillano nel fascio di luce del proiettore, o in un sottile raggio di sole che sguscia dalle persiane della sua camera da letto, quelle particelle sospese non sono polvere, sono escrementi, la sua pelle digerita e liberata dagli animaletti».
Anche il suo modo di parlare apparteneva a ciò che da giovane avrei pensato come il prima di me, un modo assediante di stringere l’interlocutore con un argomento ma senza mai aderirvi completamente, come se le parole servissero ad altro e ci fosse uno spazio parallelo di curiosità e conoscenza, uno spazio silenzioso, e quello solo contasse. Per parlare, in effetti, ce ne aveva messo di tempo, sogguardando e valutando, aspettando che scendessero a York le due donne con impermeabile a fagotto, madre e figlia, che erano salite con noi a Londra; allora aveva fatto non so quale osservazione e io avevo risposto con una semplice battuta. Piú la conversazione s’avviava piú io cercavo di svuotarla, riducendola per quanto riguardava me al solo perimetro fatto di assensi, sorrisi, silenzi.
Nel finestrino il buio riverberò dell’arancio elettrico della città, il treno rallentò, stavamo entrando nella Waverley Station, la stazione di Edimburgo. Lui si alzò con un sospiro, sembrava uno che avesse terminato qualcosa che doveva fare senza esserne del tutto soddisfatto, s’infilò il cappotto e tirò giú la valigia.

Bernard Chambaz

Églogue – c’est choisir
un mot plutôt qu’un autre
– ce matin – je suis monté sur le toît
attenant à la cour de l’école
« récupérer »
ton ballon jaune
– le recueillir et redescendre
de l’autre côté du mur
sous les citrons
en pot

Des symboles – Kafka

Nombre vont se plaignant que les paroles des sages ne soient jamais que des figures, inemployables dans la vie de tous les jours, la seule pourtant que nous ayons. Quand le sage nous dit : « Passe », il ne~Veut pas nous dire « Va de l’autre côté », ce qu’on pourrait faire à la rigueur si le résultat valait la route ; il veut parler de quelque au-delà légendaire, de quelque chose que nous ne connaissons pas et qu’il ne saurait désigner lui-même avec plus de précision, de quelque chose par conséquent qui ne saurait nous servir ici-bas.
Tous ces symboles reviennent à dire au fond que l’insaisissable ne saurait être saisi ; et nous le savions. Notre souci quotidien provient de choses bien différentes.
Sur quoi quelqu’un demandera :
– Pourquoi protestez-vous ? Si vous vous conformiez aux figures vous seriez vous-mêmes devenus figures, et par là libérés du souci quotidien.
Un autre dira :
– Je parie que c’est encore là une figure.
Le premier répondra :
– Tu as gagné.
Le second dira :
– Oui, mais hélas ! sur le seul plan du symbole.
Le premier :
– Non, en réalité ; symboliquement tu as perdu.

Tantalized – Paul Verlaine

L’aile où je suis donnant juste sur une gare,
J’entends de nuit (mes nuits sont blanches) la bagarre
Des machines qu’on chauffe et des trains ajustés,
Et vraiment c’est des bruits de nids répercutés
A des cieux de fonte et de verre et gras de houille.
Vous n’imaginez pas comme cela gazouille
Et comme l’on dirait des efforts d’oiselets
Vers des vols tout prochains à des cieux violets
Encore et que le point du jour éclaire à peine,
O ces wagons qui vont dévaler dans la plaine !

haiku

The sound of silence
​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ is all the instruction
You’ll get

Jack Kerouac

Neige | Édouard Levé

La neige recouvre les objets d’une couche qui les uniformise. Les couleurs disparaissent, les formes s’adoucissent. Elles se fondent dans un tout monochrome qui réduit le monde à un dessin. Les bruits sont étouffés. Les identités se dissolvent. Les voitures n’ont plus de marque, ce sont des formes simplifiées. Emmitouflés, les passants sont anonymes. Un arbre est un arbre et non cet arbre. Il n’y a plus de détails, plus d’histoires. C’est la fin des distinctions. La neige est démocratique. Le monde est enfin lisible, comme une collection de formes abstraites.

La neige est rare.

Sous la neige, la lumière est diffuse. Il n’y a pas d’ombres. La neige produit la régularité.

La neige ne dure pas. Sa brièveté contient l’annonce de sa disparition. Sa couleur est celle des chairs mortes. Elle congèle et ralentit la vie. Le monde, devenu temporairement un mort vivant, m’est soudain plus familier. Je suis plus vivant entouré de mort que dans l’étouffant été où la vie prolifère.

Je préfère la neige à la campagne que dans une ville. Un phénomène naturel a sa place dans la nature. Dans une ville, la neige est sale et fond vite. Elle a moins de prise sur les objets urbains, verticaux, que dans la campagne, horizontale. Un pré lui convient mieux qu’une façade d’immeuble.

La neige m’apaise. Le monde est simple : les couleurs disparaissent, les formes s’adoucissent, les mouvements ralentissent, les bruits s’étouffent. Dehors, il y a moins de gens, moins de voitures, moins de lumière, moins de mouvement, moins de passage. Le paysage devient un désert, un arrêt sur image, une statue, un ralenti.

La neige craque sous mes chaussures. Par son bruit, chaque pas existe plus.

Dans le froid qui accompagne la neige, mes poumons existent plus, ma trachée artère existe plus, la peau de mon visage existe plus, mes doigts refroidis existent plus. Dehors, pour exister normalement, mon corps se dépense plus. Ma gymnastique matinale devient superflue.

Quand il neige, la nature accomplit poliment son programme saisonnier. Ni déception ni trahison.

Neige fond : trahison.

L’Ardoise – Francis Ponge

L’ardoise – à y bien réfléchir c’est-à-dire peu, car elle a une gamme de reflets très réduite et un peu comme l’aile du bouvreuil passant vite, excepté sous l’effet des précipitations critiques, du ciel gris bleuâtre au ciel noir – s’il y a un livre en elle, il n’est que de prose : une pile sèche ; une batterie déchargée ; une pile de quotidiens au cours des siècles, quoique illustrés par endroits des plus anciens fossiles connus, soumis à des pressions monstrueuses et soudés entre eux ; mais enfin le produit d’un métamorphisme incomplet.

Il lui manque d’avoir été touchée à l’épaule par le doigt du feu. Contrairement aux filles de Carrare, elle ne s’enveloppera donc ni ne développera jamais de lumière.

Ces demoiselles sont de la fin du secondaire, tandis qu’elle appartient aux établissements du primaire, notre institutrice de vieille roche, montrant un visage triste, abattu : un teint évoquant moins la nuit que l’ennuyeuse pénombre des temps.

Délitée, puis sciée en quernons, sa tranche atteint au vif, compacte, mate, n’est que préparée au poli, poncée : jamais rien de plus, rien de moins, si la pluie quelquefois, sur le versant nord, y fait luire comme les bourguignottes d’une compagnie de gardes, immobile.

Pourtant, il y a une idée de crédit dans l’ardoise.

Humble support pour une humble science, elle est moins faite pour ce qui doit demeurer en mémoire que pour des formulations précaires, crayeuses, pour ce qui doit passer d’une mémoire à l’autre, rapidement, à plusieurs reprises, et pouvoir être facilement effacé.

De même aux offenses du ciel elle s’oppose en formation oblique, une aile refusée.

Quel plaisir d’y passer l’éponge.

Il y a moins de plaisir à écrire sur l’ardoise qu’à tout y effacer d’un seul geste, comme le météore négateur qui s’y appuie à peine et qui la rend au noir.

Mais un nouveau virage s’accomplit plus vite ; d’humide à humble elle perd ses voyelles, sèche bientôt :

«Laissez-moi sans souci détendre ma glabelle et l’offrir au moindre écolier, qui du moindre chiffon l’essuie.»

L’ardoise n’est enfin qu’une sorte de pierre d’attente, terne et dure.

Songeons-y.

Jean Rouaud – Des hommes illustres

Les hauts murs forcent à lever les yeux. L’absence de couverture découpe un large rectangle de ciel où trempe comme un pinceau la pointe fine d’un cyprès. Peu de bleu qui inviterait à une échappée verticale, ou par flaques, comme des trous d’eau entre la masse des nuages qui roulent à gros bouillons depuis l’Atlantique, ou s’effilochent, mal cardés, ou moutonnent, petites pelotes cotonneuses qui annoncent les lendemains de pluie. Un bleu parcimonieux, pâle, à fresque. Un bleu pauvre face à l’éclatante richesse des gris, entre perle et cendre, chinchilla et suie, lavis mouvant qui superpose ses brumes. Si la tête vous tourne à suivre les nuées, baissez les yeux, ouvrez une huître, décortiquez une moule : toutes les nuances des ciels de l’Atlantique sont répertoriées dans la nacre de ses coquillages. L’été, ce pré de ciel au fond du jardin est envahi par des colonies de martinets et d’hirondelles qui font du toit de l’église leur résidence secondaire et occupent leurs vacances à décrire en vol de joueuses arabesques, grand corps souple ondulant à la manière des paramécies et alimentant de ses petits cris stridents la poignée de beaux jours.

Couteau de Lichtenberg | Jacques Roubaud

Sa vie lui apparut comme un couteau de Lichtenberg. Il empoigna le manche (le passé), et mit à sa place une tige de durée nouvelle, pure et vide: oubli. Mais était-ce bien encore cela, sa vie ?

Il changea ensuite la lame (son vieil avenir d’autrefois, usé et sali), non sans se couper plusieurs fois le doigt, par maladresse. Rien de sa vie n’était demeuré semblable, après ces transformations.

Alors il pensa que cela avait été une manipulation trop grossière pour rendre compte de ce qu’il venait de ressentir, que sa vie était plutôt le Navire des Argonautes, ou qu’il avait vécu en fait changeant une à une les planches vermoulues, les planches de la durée, chacune contenant un peu de son passé, un peu de son futur, les remplaçant une à une par de la durée neuve, d’un bois neuf, verni, en équilibre sur la jointure du présent; et que telle avait été sa vie jusqu’au moment où il n’était pas resté une seule planche intacte ayant appartenu à la première forme du vaisseau.

Sa vie ? Elle avait été ce vêtement dont chaque jour, dans la hâte, il avait remplacé un fil d’or usé par un fil de lin ou de laine, grossier, et quand tous les fils d’or de l’avenir avaient disparu, au terme d’un changement continu, insensible, il n’était resté que cela, terne. Mais pouvait-on encore parler d’une vie ?