L’Ardoise – Francis Ponge

L’ardoise – à y bien réfléchir c’est-à-dire peu, car elle a une gamme de reflets très réduite et un peu comme l’aile du bouvreuil passant vite, excepté sous l’effet des précipitations critiques, du ciel gris bleuâtre au ciel noir – s’il y a un livre en elle, il n’est que de prose : une pile sèche ; une batterie déchargée ; une pile de quotidiens au cours des siècles, quoique illustrés par endroits des plus anciens fossiles connus, soumis à des pressions monstrueuses et soudés entre eux ; mais enfin le produit d’un métamorphisme incomplet.

Il lui manque d’avoir été touchée à l’épaule par le doigt du feu. Contrairement aux filles de Carrare, elle ne s’enveloppera donc ni ne développera jamais de lumière.

Ces demoiselles sont de la fin du secondaire, tandis qu’elle appartient aux établissements du primaire, notre institutrice de vieille roche, montrant un visage triste, abattu : un teint évoquant moins la nuit que l’ennuyeuse pénombre des temps.

Délitée, puis sciée en quernons, sa tranche atteint au vif, compacte, mate, n’est que préparée au poli, poncée : jamais rien de plus, rien de moins, si la pluie quelquefois, sur le versant nord, y fait luire comme les bourguignottes d’une compagnie de gardes, immobile.

Pourtant, il y a une idée de crédit dans l’ardoise.

Humble support pour une humble science, elle est moins faite pour ce qui doit demeurer en mémoire que pour des formulations précaires, crayeuses, pour ce qui doit passer d’une mémoire à l’autre, rapidement, à plusieurs reprises, et pouvoir être facilement effacé.

De même aux offenses du ciel elle s’oppose en formation oblique, une aile refusée.

Quel plaisir d’y passer l’éponge.

Il y a moins de plaisir à écrire sur l’ardoise qu’à tout y effacer d’un seul geste, comme le météore négateur qui s’y appuie à peine et qui la rend au noir.

Mais un nouveau virage s’accomplit plus vite ; d’humide à humble elle perd ses voyelles, sèche bientôt :

«Laissez-moi sans souci détendre ma glabelle et l’offrir au moindre écolier, qui du moindre chiffon l’essuie.»

L’ardoise n’est enfin qu’une sorte de pierre d’attente, terne et dure.

Songeons-y.