Catégorie : Chrestomathie

Nuits – Milène Tournier

Je te parlerai comme de porter une table à deux, souples comme deux lions, souples comme deux lions dans des escaliers et porter la table sans cogner, et même si par ailleurs on serait raide, je te parlerai comme porter la table comme un enfant qui s’est endormi en bas et qu’on remonte dans sa chambre. Je te parlerai dans cette facilité-là de porter une table à deux et dans le tacite qui s’organise. Je te parlerai comme de porter une table à deux en parlant d’autre chose après seulement s’être assuré qu’on porte bien ensemble, qu’on a bien décidé et compris qui prend quoi et par où et alors on peut parler d’autre chose, sur le trajet d’aller du point où tout à l’heure encore la table était à un autre point où on la déposera. Je te parlerai comme parlent deux hommes qui portent une table, dans cette conscience-là d’être deux hommes, table contre ventre, deux hommes debout que sépare seulement la longueur de la table, contraints en même temps à la séparation et à l’inévitable rapprochement, de devoir tenir l’un et l’autre un bout de la table et alors d’agir avec table et corps de l’autre comme ils agissent en tout temps avec leurs propres mains, de déplacer ses propres mains dans l’espace sans que jamais la distance d’avec ses propres mains ne change. Je​ te parlerai dans cette tendresse-là que deux hommes qui portent une table ont finalement pour la table, pour ne pas l’avoir pour l’autre, pour que la tendresse immense que tout homme qui vit, tout homme qui un jour s’est réveillé sur la grande face de la terre, cette tendresse abondamment s’écroule sur la table entre les deux hommes. Je te parlerai comme deux hommes qui portent une table devant d’autres hommes et devant des femmes. Je te parlerai comme deux hommes portent une table dans une maison vide un dimanche de déménager et les pièces traversées une à une, je te parlerai comme deux hommes portent une table et l’un et l’autre ont, la semaine passée, vu, portée de la même façon, leur mère, le bois autour de leur mère, je te parlerai comme deux frères viennent de voir, porté, le cercueil de leur mère et désormais portent une table.

Doncières

Et le lendemain matin en m’éveillant, j’allai jeter par la fenêtre de Saint-Loup qui, située fort haut, donnait sur tout le pays, un regard de curiosité pour faire la connaissance de ma voisine, la campagne, que je n’avais pas pu apercevoir la veille, parce que j’étais arrivé trop tard, à l’heure où elle dormait déjà dans la nuit. Mais de si bonne heure qu’elle fût éveillée, je ne la vis pourtant en ouvrant la croisée, comme on la voit d’une fenêtre de château, du côté de l’étang, qu’emmitouflée encore dans sa douce et blanche robe matinale de brouillard qui ne me laissait presque rien distinguer. Mais je savais qu’avant que les soldats qui s’occupaient des chevaux dans la cour eussent fini leur pansage, elle l’aurait dévêtue. En attendant je ne pouvais voir qu’une maigre colline, dressant tout contre le quartier son dos déjà dépouillé d’ombre, grêle et rugueux. À travers les rideaux ajourés de givre, je ne quittais pas des yeux cette étrangère qui me regardait pour la première fois. Mais quand j’eus pris l’habitude de venir au quartier, la conscience que la colline était là, plus réelle par conséquent, même quand je ne la voyais pas, que l’hôtel de Balbec, que notre maison de Paris auxquels je pensais comme à des absents, comme à des morts, c’est-à-dire sans plus guère croire à leur existence, fit que, même sans que je m’en rendisse compte, sa forme réverbérée se profila toujours sur les moindres impressions que j’eus à Doncières et, pour commencer par ce matin-là, sur la bonne impression de chaleur que me donna le chocolat préparé par l’ordonnance de Saint-Loup dans cette chambre confortable qui avait l’air d’un centre optique pour regarder la colline (l’idée de faire autre chose que la regarder et de s’y promener étant rendue impossible par ce même brouillard qu’il y avait). Imbibant la forme de la colline, associé au goût du chocolat et à toute la trame de mes pensées d’alors, ce brouillard, sans que je pensasse le moins du monde à lui, vint mouiller toutes mes pensées de ce temps-là, comme tel or inaltérable et massif était resté allié à mes impressions de Balbec, ou comme la présence voisine des escaliers extérieurs de grès noirâtre donnait quelque grisaille à mes impressions de Combray. Il ne persista d’ailleurs pas tard dans la matinée, le soleil commença par user inutilement contre lui quelques flèches qui le passementèrent de brillants puis en eurent raison. La colline put offrir sa croupe grise aux rayons qui, une heure plus tard, quand je descendis dans la ville, donnaient aux rouges des feuilles d’arbres, aux rouges et aux bleus des affiches électorales posées sur les murs une exaltation qui me soulevait moi-même et me faisait battre, en chantant, les pavés sur lesquels je me retenais pour ne pas bondir de joie.

Marcel Proust

L’autobus

– Que vient faire un autobus dans cette histoire ?
– L’autobus me semble une grosse machine photographique, un pied miraculeux où l’on fixerait un appareil imaginaire, un pied tournant et dynamique. La vitre, qui découpe une succession d’extérieurs, est un cadre tout tracé. Le feu rouge, qui arrête la machine, comme le déclic. L’autobus imprime une mobilité photographique que ne pourrait donner ni la marche, trop lente et laborieuse (combien faut-il de kilomètres pour attraper une bonne photo ?), ni la voiture, trop rapide et trop basse : il y a aussi que l’autobus surplombe un peu tous les encombrements, et dégage la vue comme le menthol dégage les sinus : il est à la fois traveling, grue, panoramique… L’autobus saisit en un clin d’œil une multitude de corps, de visages, de mouvements et d’attitudes. Il est comme un gros œil de mouche, un œil à facettes, un œil rotatif si l’on imagine que chaque facette de l’œil de l’insecte détermine une vision distincte. Il est génialement voyeur parce qu’on y voit sans se faire voir : les gens dans la rue ne prennent pas garde aux autobus comme aux autres passants, ils ne cherchent pas à voir à l’intérieur, et d’ailleurs, avant la nuit, contrairement à une terrasse de café, ils sont beaucoup plus sombres que la rue. C’est une machine photographique double, en ce qu’à l’intérieur, dans cette demi-obscurité (mais rien de meilleur qu’un double éclairage de côté), il se crée des associations imprévues de physionomies. D’un côté l’infini, à l’extérieur, et à l’intérieur la distance minimale. On profite d’une proximité qu’aucun photographe de rue ne pourrait obtenir : le sujet choisi est comme plaqué, immobilisé, épinglé, démuni à sa place. On peut le surprendre, il n’oserait protester…
– Vous vous trompez, l’autobus n’est pas une machine photographique, c’est une machine cinématographique, ce n’est qu’un gros traveling…
– Non, ce ne serait qu’une machine aveugle, emballée, qui a rompu ses freins, mais elle transporte la fixité du voyageur, et son œil découpe le mouvement en une multitude de photographies. Voyez l’œil du voyageur qui regarde par la vitre, comme par la vitre d’un train (mais le train est trop rapide, et l’œil est affolé), il va et vient dans le sens inverse à celui du mouvement de la machine, et chaque fixité à l’intérieur de cette mobilité, chaque instant de pose, d’intérêt, est une sorte de déclic…
– Votre comparaison n’est belle que parce qu’elle est impossible, désespérée : aucun appareil, même au millième de seconde, ne pourra suivre correctement le mouvement de la machine, vous bénéficierez peut-être de feux rouges, mais ils seront hasardeux, et vous aurez du reflet dans la vitre. Quant à l’intérieur, le climat social de l’autobus, cette convenance, cette espèce de respect immanent entre les voyageurs sont tels que vous devrez fuir comme un voleur à la première photo, et sauter d’autobus en autobus, cela vous rendra la vie impossible. Votre autobus-photo est bien imaginaire : une fois de plus vous parlez de votre incapacité à prendre des photos…

Hervé Guibert – L’Image fantôme

Hermann Broch

Et jamais le rapprochement entre la terre et la lumière n’est plus intime, jamais la terre n’est plus intimement proche de la lumière, jamais la lumière n’est plus familièrement proche de la terre que dans le crépuscule naissant des deux frontières nocturnes. La nuit sommeillait encore dans la profondeur des eaux, mais elle commençait à suinter en ondes minuscules et silencieuses ; partout sur le miroir de la mer, dont on ne pouvait discerner ni surface ni profondeur, surgissaient les ondes muettes et veloutées du fond de nuit, les ondes de la seconde immensité, de l’immensité supérieure, féconde et germinatrice, et doucement elles commençaient à recouvrir de calme tout ce qui scintillait. La lumière n’arrivait plus d’en haut, elle ne tenait plus à rien, et elle luisait encore, mais elle n’éclairait plus rien, si bien que même le paysage au-dessus duquel elle flottait paraissait ne plus avoir d’autre lumière que celle qui étrangement venait de lui-même.

Denis Roche

On le sait : il n’y a d’activité humaine, artistique ou non, encore moins littéraire, que de surface. Ainsi de milliards d’hommes appliqués par la plante des pieds sur l’immense pelouse de la terre et qui n’ont que faire du contenu ; ainsi des façades des maisons et des buildings qu’ils lui posent perpendiculairement dessus ; ainsi des draps qui sèchent ; ainsi de l’horizon qui est comme l’électrocardiogramme du mourant, l’horizontal narguant le vertical ; ainsi des toiles que peignent les peintres après s’être assurés qu’elles étaient bien tendues entre leurs cadres de bois ; ainsi, également des feuilles de papier, format international, sur lesquelles les écrivains s’acharnent toujours à déposer et à étaler leur encre ou à frapper du carbone ; ainsi de notre peau qui est le peu que nous connaissons de notre corps, même si un doigt ou une langue ou un sexe part, ici ou là, en exploration dans un trou de la partenaire…

Ainsi, donc, de la glace qu’on suce, l’absorbant de surface en surface, jusqu’à ce que cette surface ne soit plus qu’un point et que, dans cette fraction de seconde où cela se produit, il n’y ait plus rien.

Saint-John Perse

Nous connaissons l’histoire de ce Conquérant Mongol, ravisseur d’un oiseau sur son nid, et du nid sur son arbre, qui ramenait avec l’oiseau, et son nid et son chant, tout l’arbre natal lui-même, pris à son lieu, avec son peuple de racines, sa motte de terre et sa marge de terroir, tout son lambeau de « territoire » foncier évocateur de friche, de province, de contrée et d’empire…

Sandro Penna

Je vais vers le fleuve sur un cheval
Qui lorsque je pense un instant un instant s’arrête aussi

Io vado verso il fiume su un cavallo
che quando io penso un poco un poco egli si ferma

L’Interrogé | Henri Thomas

— Où, tes poèmes futurs ?
— Derrière le mur.

— Où le vois-tu, ce rempart ?
— Partout. Nulle part.

— Et toi-même, où donc tu perches ?
— C’est ce que je cherche.

Sandro Penna

Amavo ogni cosa nel mondo. E non avevo
che il mio bianco taccuino sotto il sole.

J’aimais toute chose au monde. Et je n’avais
que mon carnet blanc sous le soleil.

Kafka

Il n’est pas si sûr que la non-musicalité soit un malheur, d’abord pour moi ce n’en est pas un, mais un héritage ancestral (mon grand-père paternel était boucher dans un village près de Strakonitz je ne dois ne pas manger autant de viande qu’il en a abattu) qui me donne un appui, oui la parenté signifie beaucoup pour moi, mais c’est aussi un malheur humain, semblable ou identique à l’impossibilité de pleurer, de dormir. Et comprendre des êtres non-musicaux signifie déjà presque être non-musical.