Catégorie : Chrestomathie

Sandro Penna

Je vais vers le fleuve sur un cheval
Qui lorsque je pense un instant un instant s’arrête aussi

Io vado verso il fiume su un cavallo
che quando io penso un poco un poco egli si ferma

L’Interrogé | Henri Thomas

— Où, tes poèmes futurs ?
— Derrière le mur.

— Où le vois-tu, ce rempart ?
— Partout. Nulle part.

— Et toi-même, où donc tu perches ?
— C’est ce que je cherche.

Sandro Penna

Amavo ogni cosa nel mondo. E non avevo
che il mio bianco taccuino sotto il sole.

J’aimais toute chose au monde. Et je n’avais
que mon carnet blanc sous le soleil.

Kafka

Il n’est pas si sûr que la non-musicalité soit un malheur, d’abord pour moi ce n’en est pas un, mais un héritage ancestral (mon grand-père paternel était boucher dans un village près de Strakonitz je ne dois ne pas manger autant de viande qu’il en a abattu) qui me donne un appui, oui la parenté signifie beaucoup pour moi, mais c’est aussi un malheur humain, semblable ou identique à l’impossibilité de pleurer, de dormir. Et comprendre des êtres non-musicaux signifie déjà presque être non-musical.

Lettre de Malte | Gilles Tordjman

À la terrasse du Cordina, où l’on s’attable pour voir le passage bizarrement ralenti des touristes sur Republic Street. on est à peu près au centre exact de La Valette, cette Naples guindée, comme relue par un Frank Lloyd Wright de la Renaissance. La géométrie très stricte de la ville, qui évoque par ailleurs des images de San Francisco, n’empêche pourtant pas qu’on puisse s’y perdre, brièvement, avant de rejoindre immanquablement les remparts. Il y a dans l’air une chaleur presque bourdonnante. Elle accuse le mystère des maisons qu’on devine fraîches, à l’abri des volets qui n’auront jamais mérité mieux qu’ici de s’appeler jalousies. Bizarrerie des noms communs dès que s’y mêlent des sentiments trop fréquentés. Ainsi, de celui qui joue au solitaire de l’autre côté d’un volet, on peut dire qu’il fait une patience derrière sa Jalousie. Ça ouvre des perspectives. Toute l’île est d’ailleurs propice à ce genre de conjectures : celui qui n’y est jamais venu la situe souvent trop à l’est, victime d’une confusion fréquente avec Chypre ou la Crète. Du coup, tout ce qui arrête ici le regard (des remparts, surtout, ou des palais décrépits) éveille le doute, convoque l’indécision. Les concentrations côtières, outre qu’elles ressemblent aux horreurs ordinaires qu’on trouve partout de la Costa Brava à la Sicile, laissent toujours voir quelque détail curieux : villas à l’abandon, criques hostiles – l’absence de plages est assurément l’un des meilleurs agréments du pays-, rues qui ne mènent nulle part. A cela s’ajoute la présence furtive des habitants, silhouettes discrètes se faufilant dans les rets d’une généalogie ouverte aux quatre vents, et où se mêlent l’Anglais, le Tunisien, le Sicilien, le Libanais. Plus tard, dans un magazine, on lit que le Maltais ressemble à sa terre, « un tendre calcaire globigerineux« . Un peu anxieux, on se réfère au dictionnaire qui donne, pour globigerine : « protozoaire pélagique, foraminifère actuel ou fossile ». Nous voilà rassurés.

Dans la Ville Silencieuse, c’est encore différent. Les portes aux heurtoirs ouvrages restent obstinément fermées, on ne peut rien voir des jardins. Mdina, l’ancienne capitale. semble refuser avec l’énergie du désespoir son sort de ville musée. Alors, elle se referme un peu plus, laissant voir crânement son inhospitalité. Son surnom n’est pas usurpé : nulle part ailleurs un bruit de pas peut résonner ainsi, comme un cœur lourd. Quelque chose ici intime le respect, on se retrouve à chuchoter très naturellement pour ne pas déranger les pierres. Dans ce silence magnifique, des bribes de Schumann zèbrent l’air comme une griffe. Il faut venir jusqu’ici pour savoir écouter. Et comprendre vaguement que ce qui te lie aux musiques que tu aimes ressemble à une effraction. Les portes de Mdina ne s’ouvriront pas, mais tu en forceras d’autres. En quittant la citadelle, on cesse d’être un intrus. Il est très difficile d’expliquer pourquoi on le regrette. Reste à retrouver, ailleurs, cette qualité d’hostilité défensive sur laquelle il est si bon d’affûter sa présence. Diverses rencontres y pourvoiront. La ville silencieuse restera inviolée dans un recoin du fatras sentimental, entre l’orgueil et le refus. On y retournera.

10 juillet 1996

Michel Deguy | Ouï-Dire

Phases événements demi-voltes
Ellipses centaures prolepses cercles voltes
Élisions masques détails fuites instantanés
Comparaisons déplacements hyperboles explosions
Pointes quatre-coins passages câbrements
Colin-maillards figements torsions aspotrophes
Équerres saute-moutons voilements ocelles
Véroniques thmèses écarquillements mimétisme
Pointes glissements synecdoques pas-de-deux
Grands-soleils jeters saluts quartes moues
Quart-de-tour supposition premiers-quartiers métonymie
Septimes paris grands-écarts bluffs ombres chinoises
Qui tendent à l’orateur sous son silence la figure

Vous appelez ça comparaison ?

Scorie | Pierre-Albert Jourdan

Ne pas trop charger le ciel qui descend vers toi, que sa douceur lentement s’habitue à tes brusques incartades, tes cris, ta fuite qui le pétrifie. Le laisser couler en toi parce qu’alors les bornes se sont évanouies. Tu ne sais pas si c’est monter ou descendre, comment saurais-tu, vacillant, au bord de cette saisie ?
L’immense n’est en toi qu’une scorie d’un feu bref, que ces cahots de la route – mais c’est toi qui la construis de tes pauvres mains, route comme une trace d’ongle sur la chair !
Comment saurais-tu ce ciel si tu ne portais en toi l’insuffisance, si tu ne rapetissais, si tu n’étais cet élève appliqué qui vient prendre rang le plus humble, inaperçu, qui devient cette scorie…
On te pousse sans ménagements hors de la route, les rires te basculent ? Qu’importe ! Ils fleurissent en toi que le ciel te reconnaisse là, au toucher ; qu’il te nomme, que tu t’écroules dans cette mare de ciel avec l’assurance de ta validité, avec ton seul visage de poussière. Qu’ainsi s’accomplisse la réconciliation.

Hommage à Gertrude Stein – Raymond Queneau

Quelle heure est-il est une question
Quelle heure est-il est une phrase
Quelle heure est-il est quelle heure est-il
Quelle heure est-il n’est pas heure est-il
Quelle heure est-il est une question est une phrase
Quelle heure est-il est une phrase n’est pas une question
Quelle heure est-il est quelle heure est-il
Quelle heure est-il est une question
Il est douze heures trente à Paris

Peinture | Paul Claudel

Que l’on me fixe par les quatre coins cette pièce de soie, et je n’y mettrai point de ciel ; la mer et ses rivages, ni la forêt, ni les monts, n’y tenteront mon art. Mais du haut en bas et d’un bord jusqu’à l’autre, comme entre de nouveaux horizons, d’une main rustique j’y peindrai la terre. Les limites des communes, les divisions des champs y seront exactement dessinées, ceux qui sont déjà en labour, ceux où demeure debout le bataillon des gerbes encore. Aucun arbre ne manquera au compte, la plus petite maison y sera représentée avec une naïve industrie. Regardant bien, on distinguera les gens, celui-ci qui, un parasol à la main, franchit un ponceau de pierre, celle-là qui lave ses baquets à la mare, cette petite chaise qui chemine sur les épaules de ses deux porteurs et ce patient laboureur qui, le long du sillon, conduit un autre sillon. Un long chemin bordé d’une double rangée de pinasses traverse d’un coin à l’autre le tableau, et dans l’une de ces douves circulaires on voit, avec un morceau d’azur au lieu d’eau, les trois quarts d’une lune à peine jaune.

1896 – Connaissance de l’Est

Claude Simon | La route des Flandres

Mais l’ai-je vraiment vu ou cru le voir ou tout simplement imaginé après coup ou encore rêvé, peut-être dormais-je n’avais-je jamais cessé de dormir les yeux grands ouverts en plein jour bercé par le martèlement monotone des sabots des cinq chevaux piétinant leurs ombres ne marchant pas exactement à la même cadence de sorte que c’était comme un crépitement alternant se rattrapant se superposant se confondant par moments comme s’il n’y avait plus qu’un seul cheval, puis se dissociant de nouveau se désagrégeant recommençant semblait-il à se courir après et cela ainsi de suite, la guerre pour ainsi dire étale pour ainsi dire paisible autour de nous, le canon sporadique frappant dans les vergers déserts avec un bruit sourd monumental et creux comme une porte en train de battre agitée par le vent dans une maison vide, le paysage tout entier inhabité vide sous le ciel immobile, le monde arrêté figé s’effritant se dépiautant s’écroulant peu à peu par morceaux comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livrée à l’incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps.