Claude Simon | La route des Flandres

Mais l’ai-je vraiment vu ou cru le voir ou tout simplement imaginé après coup ou encore rêvé, peut-être dormais-je n’avais-je jamais cessé de dormir les yeux grands ouverts en plein jour bercé par le martèlement monotone des sabots des cinq chevaux piétinant leurs ombres ne marchant pas exactement à la même cadence de sorte que c’était comme un crépitement alternant se rattrapant se superposant se confondant par moments comme s’il n’y avait plus qu’un seul cheval, puis se dissociant de nouveau se désagrégeant recommençant semblait-il à se courir après et cela ainsi de suite, la guerre pour ainsi dire étale pour ainsi dire paisible autour de nous, le canon sporadique frappant dans les vergers déserts avec un bruit sourd monumental et creux comme une porte en train de battre agitée par le vent dans une maison vide, le paysage tout entier inhabité vide sous le ciel immobile, le monde arrêté figé s’effritant se dépiautant s’écroulant peu à peu par morceaux comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livrée à l’incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps.